samedi 24 octobre 2009

Grand Paris : la société civile hors-jeu, la CNDP s'insurge

Le projet de loi sur le Grand Paris crée des remous chez les urbanistes aussi bien que chez les collectivités territoriales, voire au sein de l'Etat lui-même. Le 7 octobre dernier, un nouvel acteur habituellement plus réservé participe à la levée de boucliers : la Commission nationale du débat public s'insurge du traitement réservé à la concertation, et par répercussion à l'information et à l'expression des citoyens sur le sujet. Le projet prévoit en effet des mesures de concertation dérogatoires, qui semblent bien sacrifier l'exigence de participation à la bonne avancée des décisions.


Autorité administrative indépendante, la Commission nationale du débat public n'a pas particulièrement l'image d'un foyer de contestation acharnée. Après tout, ses dirigeants sont nommés sur décret du Président de la République, son président étant habituellement conseiller d'Etat ou préfet. Ceci dit, les maîtres d'ouvrages de projets en tout genre (autoroutes, lignes à grande vitesse, et plus généralement tout "grand projet" d'aménagement) ont appris à connaître son rôle de "poil à gratter". Attachée à son indépendance à à sa neutralité, et plus généralement à son rôle de "tiers garant du débat", la CNDP, déclinée en commissions particulières sur les divers débats qu'elle organise, pousse les promoteurs d'un projet à la plus grande transparence de l'information, et en retour permet de faire émerger de la société civile des avis de plus en plus argumentés.


Est-ce le vent de menace qui souffle actuellement sur les autorités administratives indépendantes (voir le défenseur des enfants et la commission nationale sur la déontologie de la sécurité notamment) ? La CNDP vient en effet d'exprimer de manière tout à fait officielle ses réserves vis-à-vis du projet de loi relatif au "Grand Paris", et surtout de ses procédures de consultations qui "dérogent au code de l'environnement".


"Au moment même où la loi Grenelle I et le projet de loi Grenelle II renforcent son rôle, [la commission] s'étonne que, pour un projet d'aménagement particulièrement important, la participation du public au processus décisionnel soit limitée à une simple consultation sans la garantie d'une autorité indépendante. En effet, le projet de loi place la consultation sous l'autorité de l'Etat, à la fois maître d'ouvrage, chargé d'établir et de valider le dossier destiné au public, d'organiser la consultation publique selon les modalités qu'il détermine, d'en dresser le bilan et de décider de l'avenir du projet." (c'est moi qui souligne)


"La Commission nationale du débat public regrette qu'un tel projet, qui concerne tous les citoyens de la région capitale, ne fasse pas l'objet d'un débat public organisé selon les règles du droit commun ; ces règles sont suffisamment souples quant aux délais pour être adaptées à l'urgence tout en étant garantes de la bonne organisation du débat, de l'impartialité de l'organisateur, de l'expression des différentes expressions et de l'équilibre du processus."



"Elle s'inquiète enfin que l'exposé des motifs présente ces dérogations comme ayant vocation à s'appliquer plus largement".


Débat public vs concertation "spéciale Grand Paris" : quels gains, quelles pertes ?



A la lecture du projet , on comprend que le "tiers garant" de la qualité et de la sincérité de la concertation ait choisi de sonner l'alerte. L'article 3, qui traite de la consultation, est pour le moins expéditif :


"I. - La participation du public au processus d'élaboration et de décision du schéma d'ensemble du réseau de transport public du Grand Paris est assurée par une consultation qui porte sur l'opportunité, les objectifs et les caractéristiques principales du programme.


Cette consultation est organisée conformément au présent article et aux dispositions réglementaires prises pour son application. Les articles L. 121-8 à L. 121-15 du code de l'environnement ne lui sont pas applicables.


Elle est conduite par le représentant de l'Etat dans la région, qui y associe l'établissement public « Société du Grand Paris ». Cet établissement en assume la charge matérielle et financière.
"


Le débat public ainsi écarté, les alinéas suivants détaillent le processus de concertation "sur mesure". Comparons ainsi le débat public tel que prévu par le droit commun et la consultation dérogatoire sur le Grand Paris :


Organisateur du débat

Droit commun : saisine de la commission nationale du débat public, autorité administrative indépendante, qui confie l'organisation du débat à une commission particulière (CPDP)

Grand Paris : Préfet de région


Elaboration et validation du dossier soumis au débat public :

Droit commun : Rédigé par le maître d'ouvrage, validé par la CPDP qui vérifie l'exhaustivité, la clarté, la sincérité du dossier

Grand Paris : Rédaction par le maître d'ouvrage, observations éventuelles de la CNDP, validation par le Préfet de région



Expression publique :


Pratique de la CNDP : équivalence, transparence, argumentation : l'ensemble des points de vue soumis au débat ont une égale valeur, quel que soit l'acteur qui les exprime

Grand Paris : temps de parole en réunion garanti uniquement aux élus territoriaux et représentants des intercommunalités



Bilan de la concertation :


Droit commun : le président de la CNDP public le compte-rendu et le bilan du débat, qui en pratique reprennent l'exhaustivité des prises de position,qu'elles soient institutionnelles ou issues de la société civile ; souvent, cela permet de relayer les attentes du public en matière de concertation et de gouvernance ultérieures.

Grand Paris : le Préfet de Région publie le bilan ; seules les prises de position des collectivités et intercommunalités sont mentionnées.



Suites de la concertation :


Guère de différence ici dans les deux cas : le maître d'ouvrage public un acte officiel par lequel il rend compte des suites du débat. A noter que le champ et le financement du débat ne font pas non plus l'objet de différences signifcatives.



En résumé :


Pertes par rapport au droit commun et à la pratique du débat public : pas d'animation du débat par une autorité indépendante (qui ne peut donc pas dire en réunion "vous n'avez pas répondu à telle ou telle question"), pas de garanties sur l'exhaustivité et la sincérité du dossier soumis au débat, pas de garanties sur la diversité des acteurs et experts intervenant aux réunions publiques, pas de garanties sur l'expression des acteurs de la société civile (associations notamment).


Gains par rapport au droit commun, en matière de consultation : rien, seulement le maintien de certains acquis du droit commun.


En prime, le projet de loi n'omet pas de prévoir que "les opérations d'équipement qui relèvent de l'une des catégories d'opérations dont la Commission nationale du débat public est saisie de droit (...) et qui sont situées pour tout ou partie sur le territoire d'une commune signataire d'un contrat de développement territorial prévu par l'article 18 de la présente loi, peuvent être dispensées de la procédure prévue (...) pour être soumises à la procédure de consultation prévue par le présent article, par arrêté du représentant de l'Etat dans la région."


Conclusion : la société civile, grande perdante de la concertation"spéciale Grand Paris"


On comprend dès lors que la CNDP voit dans ces dérogations une menace à plus long terme : sa création puis son renforcement ont eu pour but, dans le fil direct des conventions internationales, de garantir un réel droit d'information et d'expression du public (citoyens individuels et organisations de la société civile). Or, le projet de loi relatif au Grand Paris ne fait rien d'autre que balayer ces acquis, au motif que l'urgence et les enjeux du projet nécessitent de sacrifier la concertation à la bonne adoption et exécution des décisions.


Compte tenu de ce précédent, qu'est-ce qui pourra par la suite empêcher l'Etat de considérer tel ou tel projet d'une urgence vitale qui justifierait de ne pas saisir la Commission nationale du débat public ? Surtout, la CNDP a eu le mérite depuis sa création en 1995 de diffuser une véritable culture du débat : après un débat public, le citoyen sait ce qu'il peut exiger des décideurs en matière d'information et de concertation. A restreindre de nouveau le dialogue sur l'intérêt général à un débat d'élus, le projet de loi sur le Grand Paris fait fi de 20 ans d'acquis en matière de participation du public... avec une telle attitude, l'Etat pourra-t-il encore se lamenter d'un faible intérêt des citoyens pour la chose publique ?



Textes et documents :

Site de la CNDP : www.debatpublic.fr

Avis de la CNDP sur le projet de loi relatif au Grand Paris (cf chapitre IV du communiqué)

Les articles du Code de l'Environnement écartés par le projet de loi

Et le projet de loi lui-même (l'article 3 définit les modalités dérogatoires de concertation)