Les 13 et 14 octobre derniers s'est déroulé le sondage délibératif "Tomorrow's Europe", dans les locaux du Parlement européen à Bruxelles. Organisé par "Notre Europe", groupe de réflexion fondé par Jacques Delors, cet événement a revêtu une grande force symbolique pour la première fois, un échantillon représentatif des citoyens de l'Union européenne a pu délibérer sur les questions liées à l'avenir de l'Union, et ont pu questionner et être écoutés par un panel de dirigeants européens de haut niveau.
Qu'est-ce qu'un sondage délibératif ?
Le sondage délibératif (deliberative polling) est une méthode conçue par les Professeurs James Fishkin et Robert Luskin, de l'université de Stanford (Etats-Unis). Son invention procède de trois constats :
- si les sondages d'opinion traditionnels assurent une représentativité statistique réelle de la population, les opinions formulées par les personnes interrogées sont souvent "les premières qui leur passent par la tête" : elles ne révèlent pas d'opinion réellement informée et réfléchie. Parfois même les personnes interrogées n'ont aucun intérêt pour le sujet qui leur est proposé ;
- le phénomène d'"ignorance rationnelle" pèse sur la formation de l'opinion publique : puisque rien ne garantit que ma voix sera écoutée, pourquoi prendrais-je sur mon temps libre pour m'informer et débattre de sujets d'intérêt général ?
- lorsque nous discutons d'un sujet controversé, nous avons tendance à n'écouter que les personnes partageant nos opinions : pour avoir une opinion publique réellement informée, il faut que l'ensemble des arguments liés à un sujet puissent être entendus.
Le sondage délibératif vise donc à pallier ces insuffisances des sondages classiques, en produisant une opinion publique "représentative de ce que penserait la population si elle avait accès à toute l'information disponible sur le sujet". L'égalité politique des citoyens est garantie par le tirage au sort : une fois la composition de l'échantillon définie, chacun a une chance égale d'être tiré au sort pour participer à l'événement. Un sondage délibératif se déroule de la sorte :
- un sondage traditionnel est réalisé auprès d'un échantillon représentatif de la population considérée ;
- cet échantillon, ou parfois un sous-échantillon également représentatif, est convié à un week-end de délibération tous frais payés (voire souvent avec une indemnité), au cours duquel les citoyens délibèrent en sous-groupes et en plénière (200 à 500 personnes), se voyant donner toute l'information disponible sur les choix à prendre (y compris les arguments des différents acteurs) et pouvant poser des questions à un panel équilibré d'experts et de décideurs ;
- à l'issue de ce week-end de délibération, un sondage identique au premier est réalisé, donnant souvent lieu à des changements très significatifs de l'opinion après délibération ; les résultats de ce deuxième sondage peuvent être considérés comme représentatif de l'opinion publique si celle-ci était correctement informée.
La présence d'observateurs et une grande couverture médiatique sont garantes de la transparence de l'événement.
Le soutien de partenaires privés (fondations, voire sponsors) peut-être nécessaire pour couvrir les coûts d'organisation, surtout dans le cas extrêmement lourd de Tomorrow's Europe : transport et hébergement de 362 participants issus des 27 pays de l'UE, traduction simultanée dans 21 des 23 langues officielles.
Des résultats probants
A l'heure actuelle, une quinzaine de sondages délibératifs ont été organisés, dans des contextes extrêmement différents, entre autres :
- aux Etats-Unis, par des autorités locales sur des questions énergétiques ;
- par une autorité locale européenne (région du Latium, sur les questions d'éducation);
- dans le "berceau de la démocratie" (Marousi, banlieue d'Athènes, pour désigner le candidat du PASOK aux municipales) ;
- dans une société très divisée (Omagh, Irlande du Nord) ;
- dans l'un des nouveaux pays de l'UE, ex-pays communiste (Bulgarie, sur la question des Roms) ;
- sous un régime post-totalitaire (municipalité de Zeguo, Chine, sur la définition des priorités en matière d'investissement).
Dans chaque cas, la comparaison des sondages pré et post-délibération a montré des résultats intéressants :
- changements significatifs de l'opinion publique ;
- modifications de l'opinion dans le sens d'un intérêt plus général (à Zeguo par exemple, les projets touchant plus globalement la municipalité ont recueilli plus d'opinions favorables, au détriment de projets ne concernant qu'un village ou un quartier) ;
- un gain significatif de connaissances a été constaté ainsi que, dans le cas de sociétés divisées, une meilleure tolérance mutuelle (à Omagh, opinions plus favorables des protestants envers les catholiques et réciproquement ; en Bulgarie, accroissement des opinions favorables à une plus forte intégration des Roms).
A l'occasion de Tomorrow's Europe, le Premier ministre bulgare Sergei Stanishev a d'ailleurs déclaré vouloir réitérer cette procédure de manière systématique sur les questions d'éducation, de santé publique et de dépenses publiques, ce qui constituerait un pas supplémentaire vers l'institutionnalisation de la méthode. Concernant l'Union européenne, les dirigeants présents ont exprimé tout leur intérêt pour une telle méthode, "un pas extrêmement important pour rendre plus effectif le caractère démocratique de l'UE." (Tommaso Padoa-Schioppa, Ministre italien de l'économie et des finances).
La méthode s'enracine pleinement dans le champ de la démocratie délibérative, puisqu'elle assure à la fois la représentation des citoyens, la qualité de l'argumentation, et l'écoute des décideurs (charge à ces derniers d'intégrer les résultats du sondage à la prise de décision). Son principal défaut réside bien sûr dans son coût, même si Tomorrow's Europe était un événement hors normes dont le budget ne peut pas être pris comme référence.
(A suivre : lien avec la démocratie locale et Vendôme)
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